Moldavie : le coeur de Komrat, en Gagaouzie, bat dans ses bazars

11 Jan

Par Mehdi CHEBANA

C’est dans les bazars que se concentre la vie urbaine de Komrat, la capitale de la région autonome de Gagaouzie, dans le sud de la Moldavie. Fruits et légumes, textiles, meubles, matériel high-tech, on trouve tout au Bazar central ou au Boudjak ! Dans cette ville cosmopolite et très pauvre – le revenu moyen n’excède pas 50 euros – il n’existe pas de centres commerciaux. Depuis la chute de l’URSS, les usines ont fermé, et les gens préfèrent faire du commerce que travailler dans les champs. Pourtant, la crise commence aussi à se faire sentir à Komrat.

(©Roumanophilie/Mehdi Chebana)

Publié le 11 juillet 2009 dans Le Courrier des Balkans

Deux avenues principales que montent et descendent des policiers en mal d’activité. Des maisons de campagne plantées en plein centre-ville. Un petit jardin public où cancanent quelquesbabouchki inusables. Et au milieu, une cathédrale jaune poussin coiffée de bulbes orientaux… Voilà à quoi ressemble Komrat au premier coup d’œil.

« C’est un trou à rats poussiéreux, un coin paumé, un gros village sans intérêt », s’acharne-t-on souvent à Chisinau. Et pourtant, Komrat, 26.000 habitants, capitale de la région autonome de Gagaouzie, est une ville qui grouille de vie. Pour s’en convaincre, il faut s’aventurer dans les allées du bazar central où des milliers de personnes affluent six jours sur sept. Par tous les temps.

Sur une surface de 8.000 m2 délimitée par de vieilles bâtisses où vivent encore certains marchands, on scrute, on tâte, on négocie. « Cette paire de gants est à 100 lei (7,40 euros), je ne descendrai pas en deçà », lance une quadragénaire emmitouflée dans une doudoune synthétique. « Mais je n’ai que 80 lei (6 euros) sur moi et j’ai les doigts gelés », implore un jeune étudiant affichant une moue malicieuse. « Bon, c’est d’accord, 80 lei et on n’en parle plus ! », cède la vendeuse qui est de toute façon assurée d’écouler son stock, vu le froid assez inhabituel qui règne sur la ville.

Des vêtements au mobilier, de la maroquinerie aux bijoux, de l’alimentaire au high-tech… On trouve de tout sur le bazar. Des produits les plus ordinaires près de l’entrée aux plus onéreux dans le cœur du marché. « Cette organisation a été pensée pour limiter le nombre de vols », suggère Vitali Sirf, philologue et historien au département d’études gagaouzes de l’Académie des sciences de Chisinau. « Selon la légende, sous prétexte de vouloir donner aux pauvres, des haïdouks gagaouzes et bulgares pillaient massivement les marchés, autrefois. Il a donc fallu trouver une parade. »

Quatre langues pour un bazar

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(©Roumanophilie/Mehdi Chebana)

Située à mi-chemin entre Chisinau, la ville roumaine de Galati et le port d’Odessa, en Ukraine, Komrat offre d’excellentes opportunités à ses marchands. D’autant que pour commercer avec l’étranger, tous bénéficient d’un atout précieux : ils baignent quotidiennement dans un cosmopolitisme hérité de la période ottomane. Si beaucoup affichent leurs prix en russe sur les étals, il est très fréquent d’entendre parler bulgare, ukrainien et plus souvent encore gagaouze, une langue très proche du turc.

Ainsi, une grande gamme de produits vendus sur le bazar est de fabrication étrangère. Vêtements, rideaux et tapis, aux coupes orientales et aux couleurs très vives, proviennent essentiellement de Turquie et d’Ukraine. Chaussures, meubles et appareils hi-tech sont produits en Russie, en Roumanie et en Bulgarie.

« Je me rends à Odessa une fois par mois pour m’approvisionner », témoigne Evguenya, 45 ans, qui tient un petit stand de vêtements pour ados face au salon de beauté « Shéhérazada ». « Là-bas, on trouve des articles qui ont beaucoup de succès auprès de nos clientes. Ils sont tendance, variés et surtout très bon marché. La politique fiscale ukrainienne est par ailleurs beaucoup plus avantageuse qu’ici. »

Fait surprenant pour une région agricole comme la Gagaouzie, même les fruits et légumes vendus sur le bazar viennent d’ailleurs. Les habitants des campagnes environnantes, si nombreux au printemps, restent chez eux jusqu’au retour des beaux jours. « Ici, l’hiver, personne n’a les moyens de conserver convenablement les produits de la terre », explique Ilia, 36 ans, dans un coin du bazar dédié à l’alimentaire. « Moi, je vends des patates polonaises car elles sont plus résistantes et de meilleure qualité. Pour le reste, je me fournis à Chisinau. »

Toutefois, quelques irréductibles, soucieux de gonfler leurs maigres revenus, résistent à la folie de l’import. Ici, deux babouchki bulgares proposent des tapis qu’elles ont-elles mêmes tissé. Plus loin, des paysans gagaouzes vendent des œufs frais, du lait de brebis et du vin fait maison.

« J’élève une vingtaine de mouton dans l’arrière cour de ma maison, à Komrat, et régulièrement je viens vendre une bête sur le bazar », témoigne Grisha, un quinquagénaire gagaouze, dans le grand entrepôt du bazar où braille une vingtaine de bouchers. « C’est pour arrondir mes fins de mois. Beaucoup de gens font comme moi, d’ailleurs, ça a toujours été comme ça ! »

Une tradition de marchés séculaire

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(©Roumanophilie/Mehdi Chebana)

Selon la légende, Komrat n’était jadis qu’un gros campement sans nom planté au beau milieu des plaines méridionales de Bessarabie appelées Boudjak. Des marchands tatars y organisaient régulièrement de grands marchés aux chevaux où ils testaient l’endurance, la puissance et la vélocité de leurs bêtes. Un jour, un notable turc présenta un magnifique étalon noir qui surclassa tous ses adversaires. Le campement fut alors baptisé « Komur-at » (« cheval noir », en turc), en hommage au victorieux équidé. Et Komur-at devint Komrat…

Au début du XIXe siècle, toute la région fut le théâtre d’un important échange de populations orchestré par le sultan ottoman et le tsar de Russie. Turcs et Tatars, s’installèrent en Dobrogea, au sud de l’actuelle Roumanie, et autour de Varna, dans l’actuelle Bulgarie. En contrepartie, les Gagaouzes et de nombreux Bulgares quittèrent la Bulgarie encore ottomane pour prendre leur place.

« S’ouvrit alors l’époque des grands marchés à ciel ouvert où des paysans et des artisans issus de différents peuples venaient spécialement à Komrat pour échanger le fruit de leur labeur », raconte l’historienne Alla Popsova, autour d’un café turc.

Traditionnellement, les Bulgares confectionnaient des habits et des tapis et cultivaient des légumes, tandis que les Gagaouzes étaient spécialisés dans la vigne et les produits laitiers. Mais sur ces marchés, on trouvait aussi des Roumains, des Ukrainiens, des Russes et même des Allemands.

Pourtant, à part un cheval robuste qui habille encore le blason de la ville aujourd’hui, rares sont les preuves de ce dynamique passé commercial. Même le bazar central, dont certains pans de murs semblent séculaires, n’a été fondé qu’en 1944. 
« Malheureusement, historiens et chercheurs n’ont pas étudié la tradition des marchés à Komrat », regrette Alla Popsova. « Et aujourd’hui, seule la transmission orale nous permet de nous faire une idée de son importance. »

Plus récemment, sous la République socialiste soviétique de Moldavie, les marchés et le bazar central se sont vidés au profit d’horribles boutiques kolkhoziennes installées sur les avenues Lénine et Pobédy. Les habitants de Komrat manquaient de tout, l’industrie lourde prévalait sur les bien de consommation et à l’agriculture.

Après des décennies de vaches maigres, l’effondrement de l’Union soviétique marqua le retour à l’abondance, au choix, aux couleurs et… « au chocolat ». Des marchandises en provenance de Roumanie et de Turquie ont alors inondé les 16 bazars qui existent en Gagaouzie. « Les arrivages de vêtements très colorés et plein de froufrous, nous ont redonné envie de vivre et de faire la fête », se souvient Alla Popsova. « Et tous ces gros choux qui nous venaient de Roumanie, c’était un vrai bonheur ! ».

En l’absence de complexes commerciaux, les bazars sont rois

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(©Roumanophilie/Mehdi Chebana)

Contrairement aux autres métropoles moldaves, Komrat n’abrite pas de mall-centers, ces paradis de l’hyperconsommation construits sur plusieurs étages. Et pour cause : le taux de chômage avoisine les 7%, le salaire moyen brut n’excède pas les 50 euros mensuels. Tout juste trouve-t-on, coincé entre les avenues Lénine et Pobedy, un supermarché de la société ukrainienne Fourchette qui a des allures d’entrepôt désaffecté.

Dans ce contexte, les bazars apparaissent comme les rares endroits où les gens peuvent acheter à moindre coût et sans avoir à avaler les 100 kilomètres qui les séparent de la capitale. Conscient de cette donnée, l’homme d’affaires gagaouze Piotr Petrovitch a décidé il y a sept ans de construire un second bazar : le « Boudjak ».

Deux fois plus petit et exclusivement consacré aux biens de consommation, il est organisé à l’image de son aîné, avec des boutiques en dur délimitant la zone de chalandise et des stands métalliques qui, mis bout à bout, dessinent des allées tortueuses. Toutefois, alors que le bazar central fonctionne depuis 45 ans comme une coopérative de marchands qui travaillent à leur compte, le Boudjak est une propriété privée.

« Ce second bazar répondait à une demande commerciale, certes, mais il nous a surtout permis d’avoir du boulot ! », lance Veaceslav, 30 ans, l’un des 300 vendeurs. « Nous avons fait des études pour être infirmiers ou profs mais il n’y avait pas de jobs au bout. C’est pour ça que nous sommes si reconnaissants envers Piotr Petrovitch. C’est un homme bon. ».

« À Komrat, les gens pensent que c’est plus facile de faire du commerce que de bosser dans les champs ou à l’usine », tempère cyniquement Vitali Kyurkchu, responsable des affaires économiques de Gagaouzie. « C’est ancré dans les mentalités, on n’y peut rien. Par exemple, quand nous avons ouvert une usine de textile ici, avec 110 embauches à la clé, il a fallu recruter dans les campagnes avoisinantes. Les gens de Komrat refusaient de postuler. »

« Kriz », « criza », « crisis »

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(©Roumanophilie/Mehdi Chebana)

La même préoccupation revient inévitablement sur le Boudjak où, à la différence du bazar central, plusieurs stands ont dû fermer en moins d’un mois en raison de la crise économique. « Ma voisine était malade, elle ne vendait presque plus rien, elle a jeté l’éponge », lance une vendeuse de bottes en cuir, une pancarte « tout à 400 lei » (30 euros) à la main.

Face à elle, Micha, 54 ans, époussette ses téléphones sans fils et ses rasoirs électriques made in China sans plus d’optimisme. En janvier, son chiffre d’affaires a chuté de 80%. « L’État ne fait rien pour nous aider. Les factures de gaz et d’électricité ont été très salées cet hiver. Et en plus de notre propre loyer, il faut qu’on paie pour exercer ici. Je ne me donne pas un mois avant de devoir fermer à mon tour. »

Un peu mieux lotis, les commerçants du bazar central n’échappent pas pour autant à la conjoncture. Beaucoup ont dû casser leurs prix à grands coups de pancartes sommaires. Marchands de biens manufacturés en tête.

« Pour ce qui est du mois dernier, le calcul est simple : je n’ai absolument rien vendu ! », se lamente, Constantin, 42 ans, vendeur de meubles en bois et de sacs en tous genres. « Si la crise perdure, je vais devoir vendre et chercher un job à l’étranger. Ma chance, c’est que je possède un passeport bulgare qui facilitera mon départ. »

À l’autre bout du bazar, les marchands de fruits et légumes gardent pourtant espoir. Certains ont même baissé leurs prix d’un ou deux lei pour stimuler le chaland. « Manger, c’est la base », se rassurent-ils. « Les gens continueront de nous acheter nos primeurs, crise ou pas crise. Et puis, nous en avons vu d’autres, nous les Gagaouzes. S’il le faut, on s’entraidera. »

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